Le moulin du Roucamps est situé dans la paroisse du Tourneur, sur le ruisseau du même nom, à peu de
distance de son confluent avec celui de la Malherbière, et dans un site des plus charmants. Comme partout
dans la vallée de la Souleuvre, le cours de ce ruisseau est sinueux, et les flancs de ses versants sont à pic.
On y jouit d'effets de lumières splendides sur les vert des plantes et d'un tableau des plus pittoresques.
Vers le sud-est, la vue se repose sur une masse de verdure d'un aspect bocager, agrémentée dans sa partie
supérieure par les magnifiques festons que forment des têtes d'arbres délicatement nuancées et étagées qui
serpentent en bordure sur le versant de droite du ruisseau de la Malherbière, pour gagner ensuite la vallée
Farin, vers le confluent de la Souleuvre.
A l'est du ravin, deux versants se greffent
et prennent fin en pente excessivement déclive : vers le confluent des ruisseaux précités, et en décrivant
une courbe très prononcée. L'ensemble formerait ainsi un vaste onglet sphérique, dont la partie cintrée
faisant face au ravin, présenterait aux yeux du visiteurs : un bariolage de verdure d'essences diverses qui
contraste avec les prés émaillés du fond du plissement, les dépendances du moulin, et le plant de pommiers
formant presqu'île entre la rivière et le bief de la chute d'eau.
Des petites cavernes situées
au dessus du site du moulin servent de retraites au renard et au blaireau, et une légende s'y rattache
très connue autrefois dans le pays : la féerie du moulin de Roucamps.
Très commun dans la contrée,
le suffixe normand Rie (signifiant habitation) du nom de lieu Féerie, donne à l'ensemble du mot une signification
caractéristique. Il veut dire l'habitation de la fée.
On contait effectivement qu'une fée
avait autrefois hanté ces pittoresques parages, et ne les aurait délaissés que très tard, dans des
circonstances que la légende relate.
Sous la forme d'un être humain de très petite taille,
0,60 m environ, mais gracieux et d'une remarquable beauté, la fée hantait d'ordinaire les souterrains
caverneux de l'étage supérieur. Quatre ou cinq nains, minuscules, hauts de un à deux centimètres tout au plus,
ses enfants, prenaient leurs ébats, précisément au-dessus de l'antique moulin de Roucamps : dans les compartiments
déchiquetés de l'étage inférieur.
Certes, l'existence que cette famille surnaturelle menait
dans ces paisibles lieux, nous paraîtrait aujourd'hui quelque peu bizarre. Aux dires des habitants, la vie
de ces singuliers personnages était très frugale et leurs mœurs étaient douces. Maintes fois, le meunier
de l'endroit et ses fils les avaient vus remplir leurs outres, baigner leurs membres minuscules, et se désaltérer
aux limpides fontaines des environs : creusées dans le roc, et perdues au milieu du feuillage. Alertes et
fringants, ils disparaissaient à travers les fourrés buissonneux de la colline avec une rapidité surprenante,
et franchissaient les obstacles avec une aisance étonnante. Ils étaient dociles à la voix de leur mère qui, d'un
geste de sa baguette, d'un cri strident et aigu, les rassemblait auprès d'elle, escaladant les rocs et exécutant
en l'air des tour de voltige.
La fée était très douce et très timide, et les étrangers la voyaient
rarement. Mais, avec le meunier, ses rapports étaient différents. De sa demeure altière, elle dominait
l'habitation de son voisin, suivant de l'œil ses allées et venues, et celles de ses caravanes à l'aller
et au retour, et ses faits et gestes les plus secrets. Souvent, dans les montées et descentes des « cotis »
de la Malherbière, elle préserva le meunier et les siens, éloignant de lui les visions de toute nature, sans tête,
et autres, qui les harcelaient. La légende ajoute que la protection qu'elle étendait sur le meunier aurait été la
cause de sa perte.
C'était pendant l'une de ces famines terribles qui désolèrent notre pays,
pendant le moyen âge. Depuis longtemps, tout manquait chez le meunier : même les matières premières
indispensables pour faire un pain quelconque. La sécheresse était horrible. Le moulin ne marchait plus,
et on n'allait plus aux « moulées ». Les dernières racines des chardons et autres plantes quelque peu susceptibles
d'entrer dans l'alimentation étaient épuisées. De la journée, on n'avait pas mangé chez le meunier. Ses dix
enfants mourant de faim, demandaient du pain. Calmez-vous, de grâce, mes pauvres petits, leur répétait sans
cesse la malheureuse mère !... votre père est parti pour vous trouver de la nourriture. Il reviendra bientôt.
De grâce, taisez-vous, et prenez courage. Bientôt, vous aurez à manger. Mais, après s'être tus un instant,
ils criaient famine de plus belle.
- « Je n'ai plus rien à vous donner, répétait la pauvre mère.
Allez. Parcourez les environs, et tâchez de découvrir quelque racines de plantes grasses, en attendant que
votre père rentre. Allez... et prenez courage ».
Les enfants partirent. Comme le soir tombait,
n'ayant rien trouvé, ils revinrent au logis. Les loups des bois hurlaient, poussés eux aussi par la faim,
et leurs hurlements faisaient trembler les pauvres petits.
Le père n'était pas rentré.
Ils se couchèrent en pleurant. Il était minuit quand le meunier rentra, son bissac vide hélas !
- « Je vais sortir une dernière fois, dit-il à sa femme, et je demanderai des vivres à Satan.
S'il refuse, vous ne me reverrez plus ». Mais la fée l'avait entendu. Profondément émue, elle tenta
un effort suprême pour sauver la misérable famille. Un pain merveilleux sous son bras, elle se dirigea vers
le moulin.
Ayant rencontré le pauvre meunier au moment où il allait prendre le chemin et s'éloigner
dans la campagne, vers les « cotis » de la Malherbière, réputés propices aux évocations diaboliques :
- Où allez-vous, malheureux ? » lui dit-elle, en l'abordant... Et comme il allait répondre : « Taisez-vous ! »
lui dit-elle. « j'ai tout entendu ; je suis au courant de tout. Rentrez chez vous. Je vous apporte le salut ».
Il rebrousse chemin, la fée le suit et pénètre avec lui dans la triste demeure. Déposant alors
sur la table le pain miraculeux : « Tenez, dit-elle à la famille, je vous apporte la vie. Ce pain se conservera
indéfiniment. A chaque fois que vous en aurez besoin, prenez-en un peu, quelques miettes, un « migro ».
Ainsi ménagé, il durera une éternité. Mais, dès que vous n'en aurez plus, sur vous comme sur moi, le malheur
s'appesantira ».
Tous promirent et remercièrent avec effusion. La fée partie, on coupe une parcelle
de la tourte mystérieuse, et aussitôt des pains frais et odorants couvrent la table du meunier. Les enfants
réveillés arrivent, se rassasient avidement, et tous repus et contents, se mettent au lit, bénissant la fée.
Le meunier se conforma d'abord aux instructions de la bonne fée. Malheureusement, le temps et
surtout l'aisance les lui firent oublier. Et, un jour qu'il était grisé de « gros bère », il poussa l'impudence
jusqu'à manger en entier ce qui lui restait de pain, pour voir s'il en reviendrait encore. C'était un défi au
pouvoir surnaturel de celle qui lui avait sauvé la vie. Le pain achevé, il n'en revint plus. Et, depuis ce jour,
ni la fée, ni ses petits compagnons, n'ont reparu dans la grotte.
Le moulin est aujourd'hui abandonné.
Des roues, il ne reste plus que l'axe. Même, les arbres du plant sont envahis par le lichen. Tous les bâtiments
sont éventrés. Et, en présence de ces pans de murs croulants, malgré soi, on ressent un malaise.
Extrait de « Au bon vieux temps » d'A. Madeleine